La nuit change l'or brillant en gris. Cauchemars à répétition. L'aurore est là.
Six heures trente-trois du matin. Pfouf, pfupfu, wop ! wop ! Footing matinal. Pfouf, pfupfu, wop ! wop ! Pfoup. Il n'y a pas âme qui vive pour le moment à Ethiareal ; les étudiants dorment encore du sommeil du juste. Pfouf, pfupfu, wop ! wop ! Trente minutes de course pour une Madame-tout-le-monde. Je décide de m'arrêter au niveau d'un banc et m'étire les jambes. Il va encore faire chaud aujourd'hui. Et une journée de plus à rester derrière un bureau. Mes pensées se focalisent sur Kaine qui ne doit pas encore être arrivé à l'établissement ... il faudra que je passe le voir lorsque la matinée sera plus avancée. Soupir de bonheur. Bon et ces étirements Shéhé, tu ne crois pas que tu exagères à traînasser comme tu le fais ?
Pfouf, pfupfu, wop ! wop !
Robe chemise en jean cintrée et ceinturée à manches courtes. Bottines camel à talons. Il faut vraiment que je range ce bureau. Mes doigts frôlent le mobilier, l'effleurant du bout des doigts. Vernis violine. Tiens d'ailleurs, on dirait que les femmes de ménage ont touché à des choses que je ne voulais pas que l'on déplace. Légèrement contrariée, je remets le pot de fleur à sa place et me tourne vers la fenêtre pour observer. Ce n'est que le début de l'année, mais j'ai le sentiment que les jeunes ont plus de mal à venir me voir : ils s'ouvrent moins aux adultes, ne veulent pas exposer leurs soucis. Pourtant je suis là pour ça, moi. Umh. Questionnements. Ou alors c'est mon travail qui n'est pas bon ? Non vraiment, c'est étrange. Ne soyons pas défaitiste mais j'ai l'étrange sentiment qu'un malaise se développe dans cette société ... décadente. Comme la vie est faite. Plissement des yeux lorsqu'ils communient avec l'astre solaire. Faites en sorte que la journée soit bonne, Seigneur.
« Je me demande si ... »
Réflexion. Non. Coeur qui manque un battement. Je viens caresser la surface de la vitre et incline légèrement la tête. Non.
DELING. DELING. DELING. DELING.
Sursaut. La sonnerie. Quatorze heures trente-sept. Reprenant lentement mes esprits, je tourne la tête et pose le regard sur mon carnet de rendez-vous posé au-devant du bureau. Léana Lio. Jamais entendu parler. Je fais un peu de place, prends une grande respiration et me dirige vers la porte. Sept minutes de retard. Enfin après, ce n'est pas comme si j'étais ... très occupée. En bonne professionnelle, j'ajuste mes habits et hésite quelques secondes avant de resserrer la main sur la poignée. C'est perturbant. C'est comme si toute la joie s'en était allée d'un trait. Passons outre. Allez Shéhé, à toi de jouer maintenant : arbore ton air le plus naturel.
La porte s'ouvre lentement tandis que je la bloque et passe la tête dans l'entrebâillement pour vérifier qu'il y a bien quelqu'un et que ce n'était pas une blague d'un des étudiants de cette année. Oh. Elle semble pensive. N'osant rien dire, je reste à l'observer : on dirait bien qu'elle n'a pas vu que je venais d'ouvrir la porte, là, juste à l'instant. La demoiselle sort son téléphone puis semble en attendre quelque chose. « Léana ? » ma voix se fait la plus douce possible. Je ne connais pas cette enfant, mais j'ai le sentiment qu'il va falloir redoubler d'attention. Je sors sur le seuil de la porte, l'ouvrant totalement et m'avance pour lui tendre la main, comme on le fait convenablement entre deux adultes qui se saluent, que ce soit pour la première ou par habitude. « Je suis Shéhérazade Domeny, psychologue ; enchantée de faire ta connaissance. » il convient lorsque l'on travaille avec des adolescents de ne pas forcément employer le vouvoiement, ça a souvent tendance à leur faire comprendre que ... je ne veux pas être supérieure en quoi que ce soit. A tort ou à raison, mais peu importe pour l'heure. Les mettre mal à l'aise n'est pas du tout dans mes projets et encore moins celle qui se dresse devant moi. Stressée. Il n'en faut pas plus pour que je l'intime à entrer dans le bureau, la laissant bien entendu y pénétrer la première. « Mets-toi à l'aise, installe-toi sur l'un de ces canapés et nous commencerons lorsque tu le désireras. » il ne faut jamais ô grand jamais forcer la main : ça aura plus tendance à occasionner des blocages qu'autre chose. Je l'imagine méfiante, forcément peu encline à me délivrer le mal qui la ronge. Mais la méfiance est mère dominante lorsque l'on est psychologue : l'autre aura toujours peur que l'on cherche à violer sa vie privée. Je n'utilise que les informations que le patient veut bien me communiquer. Toujours.
Je m'installe sur le canapé qu'elle n'occupe pas, histoire de lui faire face et me rends compte que j'ai oublié quelque chose : préparer un verre d'eau. Mais en même temps, je ne la connais pas assez et ne puis donc pas m'avancer sur ses préférences en matière de liquide. Umh. Je n'attends qu'un geste d'elle pour lancer la discussion lentement. « Qu'est-ce qui t'amène ici, Léana ? » ma voix ne se fait ni pressante ni mielleuse : elle est juste posée et tranquille. Souriante et détendue, je ne prends volontairement pas tout de suite le petit calepin pour noter les informations, ne voulant pas forcément lui rappeler qu'elle se trouve dans une zone potentiellement anxiogène et souhaitant la mettre assez rapidement à l'aise.