L'indifférence de la différence [PV Leana Lio!]

Il faisait bon, ce jour là. Le temps était agréable et Leana appréciait ces jours où l’Australie n’était pas qu’un gigantesque four. Profitant d’une heure où elle n’avait pas cours, après deux heures de droit qui, malgré l’intérêt qu’elle portait à la matière, avaient semblé durer une éternité, elle avait décidé de trouver un endroit pour dessiner. Elle n’avait pas fait ça depuis un petit moment, une oeuvre uniquement aux crayons à papier. Il était temps pour elle de s’y remettre.

Elle s’était approchée du gymnase, espérant trouver dans la zone un spot, comme elle disait, un endroit où l’inspiration lui viendrait. Elle savait que la plupart des spots étaient déserts, délaissés par les humains. Leur absence lui permettait de s’ouvrir plus, d’entendre plus, de voir plus, et de donner en conséquence. Mais elle savait aussi que parfois, un spot inattendu restait là, quelque part, entouré de ses congénères humains. Parfois la pression des regards qu’elle sentait pesaient tellement sur ses épaules que tout disparaissait pour ne laisser place qu’à ses pulsions créatrices abstraites. Ses plus belles oeuvres sombres venaient de ce genre là de spots…

Mais ce n’est pas un spot qu’elle trouva en entrant dans le gymnase. À la place, elle entendit un cri, féminin, qui résonnait depuis le couloir des vestiaires. Elle n’était pas de nature curieuse, mais ce cri lui avait fait froid dans le dos, avaient fait écho dans sa tête avec des cris qu’elle ne connaissait que trop bien. Deux brutes s’en prenaient à une fille, visiblement peu épaisse. Sa peau était si pâle qu’elle semblait malade, ses cheveux d’un blanc qui faisait peine à voir. La vue de Leana se troubla. Non pas de cette peur absurde que sa maladie lui faisait si souvent ressentir. D’une colère si profonde qu’elle sentit la cicatrice sur son bras la brûler.

Mais cette colère ne l’empêchait pas de réfléchir. Elle savait ce qu’elle devait faire. Elle détestait ça. Mais ça valait le coup, elle tiendrait pendant deux heures s’il le fallait. Elle éleva la voix, sa colère en transpirait, son regard, d’ordinaire froid et déjà peu rassurant, sondait les deux jeunes hommes comme une déesse vindicative toiserait des blasphémateurs et donnait à ses mots toute leur signification.

“Si un de vous deux pose encore une seule fois la main sur elle, je lui ouvre le bide par télékinésie.”

Elle leva la main, et celle-ci se mit à briller d’un halo lumineux. Les sourcils froncés, le visage grave, assassin même, elle toisait les deux hommes.

“Je vous laisse cinq secondes pour la lâcher et déguerpir.”

Léana regarda les imbéciles s’enfuir. Après quelques secondes, elle souffla un peu, soulagée. Le halo disparut et elle ferma les yeux un instant. Bien sûr que si, elle aurait osé… Si elle en avait eu la capacité. Elle se retourna ensuite vers la jeune fille qui massait son cuir chevelu. Elle fit un pas en avant alors que l’albinos se redressait, s’asseyait et reprenait son souffle tant bien que mal. Elle connaissait bien cette situation. Trop bien. Elle l’avait vécue plusieurs fois. Là où une personne bien intentionnée mais peu renseignée aurait sans doute tenté de poser une main rassurante sur son épaule pour lui dire que tout allait bien, elle se contenta de s’agenouiller devant elle, se gardant bien d’instaurer le moindre contact physique qui serait facilement passé pour une agression.

“Rien de cassé ?” demanda-t-elle prudemment, laissant ses mains bien en vue et relâchées pour montrer qu’elle n’avait pas la moindre hostilité. Elle s’en faisait rarement pour les autres si ceux-ci n’étaient pas des amis proches, mais elle se reconnaissait dans ce visage effrayé, ce corps frêle et fragile, tentant de faire face à un traumatisme d’enfance. Cette petite tête blanche lui rappelait qui elle était et qui elle serait sûrement pendant longtemps si elle ne réussissait pas à s’en sortir.

On ne s’en était que très peu pris à elle quand elle était jeune. Lorsqu’il est dit partout que votre mère a tué votre père, vous n’êtes plus une enfant, mais une fille de meurtrière. Et les autres ont peur que vous ayiez ça dans le sang. Non, elle n’avait que rarement était frappée physiquement. Mais la douleur, la persécution, savoir qu’on est différent des autres et que rien ne peut annuler ce fait, ça, elle connaissait. C’était ce qu’elle pensait voir sur ce visage, dans ces yeux étranges où résidaient une lueur rouge, derrière ces lèvres qui tentaient désespérément de calmer un souffle trahissant son anxiété.

Elle ramassa les livres autour de la jeune fille pour en faire un tas à peu près ordonné.

“Je suis Leana. Ne t’en fais pas, ils ne t’embêteront plus.”

“O… Oui… Merci. Ce n’étaient que des enfantillages, je suppose… Enfin ! Euh… Je veux dire que… Euh… Merci beaucoup Leana. Je ne sais pas ce qui se serait passé si tu n’étais pas intervenue… Moi, c’est Amyrthée. Curieuse et fière de l’être !”

Léana répondit avec un sourire. Même si ses phrases sonnaient faux, elle savait que la jeune femme n’essayait pas tant de lui mentir que de se rassurer elle-même. Mais au moins, elle riait. Elle se forçait probablement, mais ce qui comptait, c’était qu’elle y arrivait. Leana se surprit à ressentir une certaine jalousie. Elle aurait aimé pouvoir, lorsqu’elle était plus jeune, se contenter de rire, plutôt que se cacher pour pleurer jusqu’à ne plus s’en sentir capable. La frêle fille était forte, plus forte que celle qui l’avait sauvée… En quelques secondes, la jalousie était devenue admiration.

“Sortons d’ici, qu’en dis-tu ? Il y a trop d’énergies négatives maintenant… Enfin… Je ne voudrais pas te forcer à m’accompagner mais…”

Elle arrêta sa phrase, mais Leana en perçut le reste. Elle savait ce que ce rien voulait dire. Elle savait que derrière ces rires se cachaient une tentative de passer outre pour continuer à avancer. Son sourire se fit plus net alors que cette fois-ci - Amyrthée étant plus consciente de ce qu’il se passait, Léana jugea pouvoir se le permettre - elle posa délicatement une main sur l’épaule de la jeune fille.

“De toute façon, je n’ai jamais aimé le sport, alors les gymnases…” Son toucher avait été délicat, de cette douceur dont les artistes peuvent faire preuve et qui témoignait de la sensibilité dont elle était capable. “Ne traînons pas ici.”

Ses doigts abandonnèrent l’épaule sur laquelle ils s’étaient attardés et Leana fit quelques pas dehors, poussant au passage la porte avant de la maintenir ouverte pour faciliter le passage à Amyrthée. Où l’emmener ? Un endroit où elle pourrait se sentir rassurée, où elle pourrait respirer… La dessinatrice ne connaissait pas grand chose à l’albinisme, mais elle savait déjà que le soleil était un point négatif pour eux. L’extérieur était donc à exclure. Elle hésita, et un sourire se peignit sur ses lèvres alors qu’une idée lui traversait l’esprit.

“Eh ! Un chocolat chaud, ou quelque chose comme ça, dans un salon des environs, ça te dirait ?”