Kriegerin, c'est la guerrière en allemand. Ma mère avait une étrange nostalgie pour une période révolue de l'Allemagne et n'arrêtait pas de me parler de mon grand-père et de mes grands-oncles, de grands krieger selon elle. Et j'étais sa Kriegerin. Elle voulait que je détruise toutes les forces du mal et que je sauve le Japon de l'invasion métèque.
Mon père a dû l'hospitaliser. Un grand psychiatre à ce qu'il paraît. Il a laissé sa femme se persuader d'être une aryenne alors que son nom de jeune fille est Kazama, naît de parents japonais en 1972 dans la préfecture de Nagano au Japon.
Ma mère était une chanteuse d'opéra, elle interprétait avec brio Wagner et était considérée comme une étoile montante promise à un grand avenir. C'est pourquoi mon père s'était intéressé à elle. Il y a quelques années elle a perdu sa voix, comme ça, inexplicablement, alors qu'elle s'apprêtait à passer à un cran supérieur dans sa carrière. Bien sûr elle a dû tout arrêter, ce fut une grande honte pour elle et mon père ne pouvait plus la regarder dans les yeux. Elle était devenue un poids pour lui et ne s'en cachait pas, il n'osait se rendre dans les dîners mondain en sa compagnie et la rumeur allait bon train sur ses liaisons extra-conjugales... Quant à elle, elle ne sortait plus, elle restait enfermée et s'échinait à retrouver le souffle vibrant de ses cordes vocales sans s'apercevoir qu'elle ne les usait que davantage. Elle a commencé à montrer des troubles du comportement, à subitement s'intéresser à Wagner intensément. Un certain dictateur allemand avait été également fan de Wagner et elle s'est prise d'une passion intense pour lui aussi.
Après son hospitalisation, un peu par vengeance face à un père qui a laissé sa femme sombrer dans la folie, et qui ne s'occupait pas beaucoup de sa fille unique, j'ai décidé de garder le prénom dont elle m'affublait : Kriegerin. C'est très difficile à dire, surtout pour une japonaise et je ne me rendais pas très bien compte des connotations qu'il y avait derrière. Mais on s'habitue. Au début, mon père était récalcitrant. C'est vite passé. Je crois même qu'il a dû oublier mon vrai prénom depuis le temps, et ma mère aussi.
À sa sortie d'hôpital, mon père a remis un certificat de divorce à ma mère. Tout lui éclatait de nouveau dessus et ses troubles réapparaissaient. Je devais vivre avec elle mais je suis partis à l'internat. Je ne revenais la voir que pour les vacances.
Pour ma mère j'étais une guerrière héritière d'une grande famille aryenne et pour mon père je n'étais qu'une enfant ingrate et délinquante naît d'une soirée trop arrosée finis sur la banquette d'une Honda. Il l'avait déjà fait avorter deux fois et elle ne voulait plus. Il lui en a toujours voulu. Il ne l'avait épousé que pour profiter de sa notoriété d'étoile montante et en plus il ne savait pas se servir d'un préservatif. C'était agréable d'entendre ces révélations à 13 ans de la bouche d'une mère en état d'ébriété avancée dû à l'ingurgitation de schnaps en grande quantité. J'ai pris sur moi. J'ai serré les dents. J'ai éloigné d'elle les comprimés de xanax pour éviter le cocktail mortel avec l'alcool. Je l'ai empêché de mettre fin à ses jours plus d'une fois.
Je déteste m'appesantir sur mon sort, avec le recul tout n'était pas si chaotique. Mon père agissait avec une sorte d'empathie : il déversait chaque mois dans mon compte en banque assez d'argent pour qu'il est la sensation d'être un type bien pendant qu'il continuait sa nouvelle vie avec sa petite famille modèle à la japonaise sans femme cinglée et sans fille compromettante. Quand je pensais à lui, j'avais cette image d'enfance qui me venait : lui derrière son bureau, plongé dans sa paperasse, le regard impénétrable derrière sa monture en verre grossissant. Il levait la tête pour me voir approcher. Il ne disait rien, mais il me regardait. Il reprenait son travail un temps et je l'observais en silence dans une sorte de trans d'ingénu admiratrice. Puis il s'arrêtait, ouvrait un tiroir dont il tirait une friandise qu'il me tendait. Petite fille il y a eu un moment heureux où j'étais la parfaite fille pourrie gâtée de parents bourgeois.
Suite au divorce, mon père n'est jamais venu nous voir et je ne l'ai jamais revu.
Au collège j'attirais beaucoup d'ennuis mais cachais tout. Je faisais de l'anorexie, j'étais harcelée, je me battais. Une squelettique teigne revêche voilà ce que j'étais. Pour éviter que ça ne me poursuive en rentrant au lycée j'ai pris la résolution de devenir populaire. Au final j'ai juste acquis de mauvaises fréquentations, mais j'ai repris du poids et plus personne ne venait me chercher. Pour rester à la hauteur il me fallait plus d'argent alors je suis devenue maid dans un des ces bars ridicules où on appelle le client senpai. Au fond de moi j'imaginais leurs yeux lubriques brûler et se dissoudre dans le creux de mes mains. Puis je suis rentrée dans une bande, c'était moi maintenant qui harcelait. Avec la bande on traînait dans les bas-quartiers, on imitait
The Cloclwork Quartet en tabassant les clochards sous les ponts et dans les parcs. On prenait pas mal de trucs aussi. Mon père me baissait les fonds petit à petit et le salaire ne suffisait bientôt plus, même avec ce que je volais. Je me suis mise à poser pour des magazines, les vieux aiment bien les lycéennes en uniforme. Puis je suis allée plus loin.
Quand j'étais en terminale, une personne du lycée m'a vu dans un bar avec un client. La direction du lycée l'a appris. C'était un grand lycée réputé. Imaginer les traits de leur visage de bonnes personnes toutes vertueuses toutes bien comme il faut se décomposer en apprenant qu'une de leurs élèves se prostitue est ma seule consolation à avoir été expulsée en plein milieu d'année. Mon père a été informé et m'a coupé les vivres définitivement, son orgueil n'a pas du apprécier les actes si déshonorables de sa fille. Je l'imaginais très bien comme à l'époque quand j'avais fait une bêtise et qu'il ruminait à voix basse : ça c'est encore la faute à sa mère ! Ainsi notre dernier lien avait-il été coupé.
Je ne regrette rien de cette période de ma vie, à part peut-être, la violence gratuite.
Je suis retournée vivre avec ma mère. Elle s'est reconstruite doucement et a retrouvé une forme de sérénité. Moi aussi, je me suis un peu assagis, j'ai perdu mes habitudes de délinquance et de marginalité. Malgré tout, le quotidien restait difficile. Mon visage n'était pas sans rappeler à ma mère celui de mon père et soit elle devenait catatonique soit elle mettait l'hymne du IIIe Reich à fond dans l’appartement. Le HLM où on vivait n'avait pas vraiment des murs très épais. C'était toujours un moment délicat de croiser les voisin.e.s dans la cage d'escalier.
Déscolarisée, je n'avais toujours rien dit à ma mère que mon père n'avait même pas pris la peine de prévenir. Je commençais à errer dans le quartier et à paniquer un peu sur mon avenir, mais au moins je n'étais plus coincée entre quatre murs la moitié de mon temps. Finalement j'étais heureuse, je vivais avec moins de pression et j'avais même pris un petit arubaito, un petit job, plus pour passer le temps que pour le salaire. Que personne de la bande n'est essayée de me recontacter m'est longtemps resté au travers de la gorge, mais tant mieux de m'en être débarrassée.
Ma mère a finis par découvrir la vérité et contrairement à ce que je m'attendais, j'eus droit à un éclat de colère et de rage tout à fait lucide. Elle s'en est rendue compte aussi, ça l'a étonné. Elle s'est arrêtée quelques instants et elle m'a regardé longuement comme pour me dire : ma Kriegerin, tu es si grande maintenant ! C'était un moment complètement étrange, hors du temps. Ce choc de plus, elle a réussi à l'absorber. Elle m'a pardonné. Elle s'est donnée à fond et a réussi à me trouver un établissement correct pour finir mon année. Elle a du profiter de ses anciennes connaissances.
Dans ce lycée, j'étais la fille mystérieuse qui est arrivée comme ça, sans prévenir, en plein milieu du cycle du programme. Toutes sortes de rumeurs circulaient. On me regardait de travers. Personne n'osait s'approcher. Je n'ai pas fait attention à l'environnement et je me suis donnée dans mes études. Bien sûr, certaines habitudes ne m'avaient pas quitté. Je répondais parfois mal aux profs et aux élèves à l'insupportable curiosité. L'ambiance m'étouffait. Entre midi et deux j'avais pour coutume de me poser dans un parc de jeux abandonné non loin du lycée. J'y fumais mon herbe en regardant les nuages et les avions, petit point clignotant dans l'immensité bleutée. Dès fois des enfants venaient et je les chassais, j'avais privatisé le parc à moi toute seule. Il y avait des américains qui vendaient dans les parages et à force ils me connaissaient bien, ils étaient sympas et ne me posaient pas cinquante questions. On est devenu bon ami et grâce à eux je suis devenue très forte en anglais. Ils me proposaient de devenir vendeuse, avec leurs têtes d'occidentaux ils avaient du mal à être discret. J'ai accepté. J'avais mon stock et de quoi me payer des cours du soir. Mais j'avais pris beaucoup de retard dans les autres matières et les concours pour l'université s'approchaient, je visais une fac d'anglais en ayant conscience que je n'avais aucune chance d'obtenir une bonne place.
Un matin j'ai reçu une lettre étrange dont le contenu a enchanté pour des millénaires le cœur de ma mère : j'étais apparemment admise dans la grande académie de Ethiareal, en Australie. Qu'avais-je bien pu faire pour mériter un tel dénouement ? J'allais pouvoir commencer une licence d'anglais, combler de fierté ma mère et partir à l'aventure en Australie. Les nuages qui obscurcissaient l'horizon semblaient se dissiper pour la première fois depuis longtemps et un sentiment étrange de légèreté m'envahissait. Je suis retournée au parc pour enfants et j'ai annoncé la nouvelle aux américains. Ils se sont assis avec moi sur les balançoires. En silence on contemplait le ciel. La cime des arbres ployait doucement sous la brise. On entendait au loin la rumeur et les cris d'une cour de récréation.
Shut da fuck up ! a crié l'un des américains. Il a alors semblé que les hurlements de joie avaient pris fin. On a rigolé bien fort.