[PV Leana - Sören] Longues rénovations

Léana, ses cheveux attachés en queue de cheval pendant derrière la tête, laissa tomber le rouleau de chatterton sur le sol. D’un mouvement appliqué, elle enroulait la bande isolante qu’elle venait de couper autour des jointures des gaines qui couvraient le domino où étaient rattachés les câbles. En toute logique, le plus gros de l’installation électrique était fait. Restait à poser les prises murales et les interrupteurs, mais tout était en place pour cela. Elle n’avait pas imaginé devoir en apprendre autant sur l’électricité pour préparer sa maison quand l’idée de rénover une maison avait germé. L’idée lui avait évidemment parue un peu folle, mais… Sören et elle étaient tous les deux d’accord pour dire que c’était probablement la meilleure solution. Sur ce coup, Sören avait eu le nez creux… Enfin, il restait encore un paquet de travaux à faire pour en être sûrs. Toute la tuyauterie devait être vérifiée et éventuellement refaite, des sanitaires devaient être posés, l’évacuation remise en état de marche, l’isolation refaite, la façade traitée, la toiture nettoyée, les fenêtres et portes posées, puis tous les murs intérieurs repeints, sol carrelé ou couvert de parquet, avant de passer à l’aménagement de toutes les fournitures dont ils auraient besoin, le tout avant le début des cours.

Tout cela paraissait énormément de choses, et pourtant ils avaient déjà fait le plus gros du travail. Bien évidemment, ils avaient eu de l’aide, ponctuellement, et en auraient très certainement encore besoin. Un paquet d’épreuves assez difficile mais qui avaient le mérite de lui faire passer du temps avec Sören. Là où beaucoup auraient pensé que cette idée était romantique, il n’en était cependant rien. Non pas qu’elle le détestait, simplement, elle avait besoin de le découvrir sous plusieurs aspects. Comment peut-on vivre avec quelqu’un dont on ne sait que très peu de choses lorsqu’on est victime de sa maladie ? Alors elle essayait de le découvrir, de comprendre qui il était. Jusqu’à maintenant, il ne lui avait pas planté de couteau dans le dos, n’avait pas poussé l’échelle lorsqu’elle était dessus, n’avait pas tenter de l’étouffer en lui enfonçant la tête dans la bétonnière pleine… C’était un bon début.

Elle sortit sur la terrasse déjà pavée de vieilles pierres pour profiter un peu du soleil qui commençait à décliner. Elle ferma les yeux et s’étira, son débardeur d’un gris taché de poussière et de ciment dévoilant son nombril l’espace d’un instant. Son coeur battait lentement, elle ne sentait pas sa cicatrice, elle n’y pensait même pas à vrai dire ; à la place, elle profitait de la douce chaleur que lui procuraient le soleil et l’endroit. Cette terrasse, les presque ruines qui trônaient derrière elle, les gravats dans le jardin qui attendaient qu’on les évacue, tout ça, c’était chez elle. Sören avait décidément eu une bonne idée…

Mais où était-il donc ?

Elle se retourna en entendant la voix de Sören. La question ne se posait plus, il était là. Elle sourit au jeune homme, sans avoir besoin de se forcer. À boire, à manger, le tout bien frais.

“Et comment !” répondit-elle en attrapant les deux chaises recouvertes de poussières qui attendaient, allongées dans le jardin, qu’on daigne se servir d’elles. Elles étaient légères, si bien que même Léana, avec ses quarante-cinq kilos, avait peur qu’elles se plient sous son poids. Alors le vent les emportait souvent et tous les jours, lorsqu’ils s’arrêtaient pour manger, ou le soir après le travail, il fallait aller les chercher.

Elle disposa les deux chaises sur la terrasse, de sorte à pouvoir profiter du soleil couchant, le dos tourné à la maison et au travail qu’il restait à faire. C’était la fin de la journée, la fin du travail quotidien.

Elle prit un des rafraîchissements apportés par son colocataire et en sirota plusieurs grandes gorgées. Ce qu’elle pouvait avoir soif ! Elle n’avait presque pas bu de l’après-midi, trop concentrée sur son travail pour lâcher l’affaire ne serait-ce que le temps d’aller chercher une bouteille d’eau. Elle était comme ça. Quand elle faisait quelque chose, ce n’était pas à moitié. À quoi bon se lancer dans un projet si elle devait se contenter de la demie-mesure ? Enfin, heureusement que Sören avait pensé à aller chercher tout ça, elle aurait probablement fini par s’évanouir sous le coup de l’insolation.

“Merci… J’en avais bien besoin. Et la glace fera un bon bonus de fin de journée ! J’ai fini le système électrique, je poserai les prises quand on aura fini avec les murs.”

Elle marqua une pause en regardant sa boisson.

“Je te dois combien pour tout ça ? Histoire qu’on partage les frais…”

“Pas besoin de me rembourser. Enfin, pas maintenant.”

Leana eut un léger rictus. Elle n’aimait pas avoir des dettes. Devoir quoi que ce soit à quelqu’un était un poids bien trop lourd. Mais Sören ne lui laissa pas le temps d’y réfléchir ou de sortir son porte-feuille pour lui donner quelque chose sans lui laisser le choix.

“Si tu tiens vraiment à me rembourser, tu pourras toujours le faire plus tard en me préparant un bon petit plat ou quelque chose dans le genre.”

Elle observa curieusement le sourire de son colocataire. Hésitante quant à savoir si cette remarque totalement sexiste était faite en connaissance de cause ou non. Mais son regard ne trahissait aucune intention déplacée.

“Ou sinon, tu peux me rembourser en me disant un peu plus de choses sur toi.”

Un léger frisson parcourut son dos. Parler de son passé ? Avec lui ? C’était hors de question. Elle ne lui faisait pas confiance, elle n’en avait aucune raison. Après tout, qu’est-ce qui pouvait lui assurer que ce n’était pas juste une façon pour découvrir ses faiblesses ? Elle lui avait déjà dit qu’elle était malade, mais ne s’était pas trop étendue. La seule chose qui l’avait vraiment encouragée à se mettre en colocation avec lui, c’était le fait qu’elle ne se soit pas sentie jugée. Alors… Pourquoi chercherait-il à trouver ses faiblesses ?

Le combat qui se déroulait dans son esprit était légèrement visible à ses sourcils légèrement crispés et au fait qu’elle se morde un peu la joue, alors que son regard s’était planté au niveau de ton torse. S’il n’avait aucune raison, peut-être n’était-ce pas sa volonté ? Peut-être n’était-ce que le fruit de sa propre imagination qui lui jouait à nouveau des tours ? Non, si on y réfléchissait un peu, Sören n’avait aucune raison de lui vouloir du mal. Mais en même temps… Et s’il y en avait une qui lui échappait ? Elle releva doucement les yeux et croisa le regard de Sören. Une idée lui vint alors.

“Je trouverai un autre moyen de te rembourser, mais si tu veux que je te raconte des choses sur moi… Il faut que ça soit à double sens ! Une question chacun, l’un après l’autre. Ce sont mes conditions.” Elle sourit en coin et croisa les jambes, fixant le jeune homme. “Si ça te va, à toi l’honneur.”

Après tout, si elle devait donner des informations à son propos, autant qu’elle en aie aussi, pour pouvoir se protéger en cas de besoin… Et même en mettant ses peurs irrationnelles de côté, c’était toujours un bon moyen de le connaître un peu mieux avant d’emménager.

Il avait l’air surpris, mais amusé. Tant mieux, ça lui allait très bien. Elle sourit un peu en entendant sa question, une question simple, évidente, même. Elle s’apprêtait à répondre quand Sören posa le doigt sur ses lèvres. Ses mains se crispèrent, ses doigts plièrent un peu le plastique de la boisson qu’elle tenait, ses muscles se tendirent, sa respiration se coupa. Son regard se vida quelques secondes alors qu’elle entendit vaguement ce qu’ajoutait son colocataire.

“Il ne se rend pas compte…”, se répétait-elle. “Il ne sait pas, il ne comprend pas. Il ne se rend pas compte...” Il retira son doigt, elle sentit l’adrénaline retomber en même temps que son esprit malade acceptait que ce qu’elle était tentée de considérer comme une agression n’avait aucune intention malfaisante.

“Je pense…” commença-t-elle, tentant en vain de masquer dans sa voix les traces de sa peur. “... Je pense que tu devrais éviter de me toucher par surprise… Surtout au visage. Je suis assez… Sensible à ce genre de choses, disons.”

Elle reprit une gorgée pour finir de se calmer avant de continuer.

“Quant à ma couleur préférée, c’est le violet, sans la moindre hésitation. C’est une couleur douce, calme, reposante. Elle est rarement discrète, mais demande un certain savoir-faire pour la maîtriser, et lorsqu’enfin on la maîtrise, elle sublime tout.”

Elle sourit un peu en regardant les cheveux de Sören.

“Pourquoi me choisir moi pour cette colocation ?”

C’était un mystère pour elle. Comment quelqu’un pouvait-il avoir envie de faire une colocation avec elle ? Il y avait des gens bien plus sympathiques qu’elle chez les Citrines, et elle ne s’estimait pas d’une compagnie très agréable. Alors pourquoi ? Elle doutait que la réponse qu’elle obtiendrait lui convienne, mais au moins, la façon dont il tenterait d’expliquer l’éclairerait sur sa manière de penser.

“J’espère que tu aimes bien mes cheveux alors.”

Leana se contenta de sourire sans répondre, amusée par sa réaction. Mais si elle avait dû répondre, elle aurait probablement expliqué que oui, cette couleur le seyait particulièrement bien. Non pas qu’il fût un dieu de beauté, un Apollon ou qu’importe, mais qu’une autre couleur n’aurait que très difficilement aussi bien montré son décalage avec le monde qui l’entourait, peut-être même le fait qu’il ne s’y sentait pas à sa place… Ou peut-être était-ce elle qui se projetait ? Peut-être bien.

“Je t’ai choisie parce que tu me semblais être discrète. J’aime bien avoir un peu de tranquilité de temps en temps, alors, tu m’as semblé être un bon choix comparé à d’autres personnes chez les Citrines. Et puis, le fait que tu es dans mes âges a aussi joué là-dessus. Je n’avais pas envie de prendre le risque de me retrouver avec une personne immature.”

Cette réponse lui semblait étonnamment… terre à terre. Mais soit, sa question l’était aussi après tout, même elle qui avait une pensée d’artiste assez assumée était capable de l’être, alors cela n’était pas si étonnant, n’est-ce pas ?

“Ou peut-être que c’était juste parce que je te trouvais jolie… Qui sait ?”

Son petit air la fit sourire, et elle eut le temps de secouer la tête. Ça lui ressemblait déjà un peu plus, effectivement.

“Te sens-tu intégrée au groupe des Citrines ? Ou ne comprends-tu pas ton appartenance à ce groupe ?”

Ah, en voilà une question intéressante. Elle prit le temps de réfléchir. À vrai dire, elle ne s’était jamais vraiment posé la question. Se sentait-elle intégrée ? Pas vraiment. Elle avait du mal à se sentir intégrée où que ce soit dans la majorité des circonstances. Les Citrines ne faisaient pas vraiment exception. Pourtant, elle ressentait une forme d’attachement pour ce groupe…

“Je ne dirais pas… Intégrée. C’est assez rare que je puisse le dire, honnêtement. Tu l’as vu, je ne suis pas le genre de personne avec qui la relation est facile, j’ai du mal avec le contact, je me méfie de tout le monde, je ne suis pas vraiment sur la longueur d’onde de la plupart des gens. Alors c’est assez difficile de me sentir intégrée… Mais… J’ai quand même un sentiment d’appartenance que je ne comprends pas. Je n’ai pas la moindre idée de pourquoi je suis Citrine, je n’ai pas la moindre idée de ce qui me case dans cette catégorie plutôt que dans une autre. Mais j’ai l’impression que ça ne pouvait pas être autrement...  C’est complètement irrationnel, d’ailleurs, mais bon… Ce n’est pas la première pensée irrationnelle que tu dois me voir avoir.”

Elle sourit avant de continuer.

“Mais bon, je suppose que si ça t’avait plus dérangé que ça, tu ne m’aurais pas proposé cette colocation. D’ailleurs… Quelle est la chose que tu trouves la plus… Disons, la moins appréciable, chez moi ?”