[PV Leana - Engjel] Bain de minuit

Il avait répondu sans avoir l’air de s’en soucier. Bon. Au moins, il n’avait pas été frileux sur la question. Bon. Vingt-huit ans… Elle ne lui aurait pas donné autant. Décidément, les yeux pouvaient être trompeurs. C’était donc sa première année d’exercice. Voilà qui offrait des sujets de discussion divers. La question était, voulait-elle insister, au risque d’être gênante ? Non, clairement pas. Elle voulait simplement être cordiale pour éviter de mettre son interlocuteur mal à l’aise. Elle eut un rire intérieur. Leana Lao, ne pas mettre son interlocuteur mal à l’aise… Ça lui semblait plutôt antinomique. Et pourtant, il avait l’air de ne pas trop s’en soucier. Probablement avait-il beaucoup plus de recul… ou peut-être s’en moquait-il, tout simplement. Après tout, il était là pour se baigner, pas pour discuter. Peut-être même ne lui répondait-il que par politesse. Oui, c’était même le plus logique.

“Désolée… Tu n’as peut-être pas plus envie que ça de parler. J’espère ne pas te gâcher ta baignade nocturne...”

Elle laissa le bas de son visage descendre dans l’eau. Mal à l’aise, elle espérait cacher son expression peu sûre d’elle en faisant quelques bulles dans l’eau. Elle soupira intérieurement. Il fallait toujours qu’elle finisse par se refermer, d’une façon ou d’une autre, que ce soit par peur d'ennuyer quelqu’un de sympathique, ou d’attirer l’attention de quelqu’un de moins bien intentionné… C’était un véritable casse-tête qu’elle ne savait pas comment résoudre. Peut-être ferait-elle mieux de ne pas insister et de remonter ? Après tout, elle avait déjà bien profité de la fraîcheur de l’eau… C’était une bonne excuse pour fuir un nouvel échec, non ?

Elle écouta le baigneur qui tentait de la rassurer. Elle ne décelait aucun mensonge, mais malgré tout elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était juste en train d’essayer de la ménager.

“D’accord…” dit-elle en sortant la bouche de l’eau.

Elle soupira intérieurement. Il lui fallait être rationnelle, aussi difficile que ça puisse être. Se mettre d’accord avec elle-même tout du moins. Était-il une menace dont elle devait avoir peur ou une personne qui se souciait de ne pas être méchant avec elle ? Non, se découpage était bien trop manichéen... et naïf. Mais elle n’arrivait pas à se situer quelque part entre les deux. Elle décida de se forcer. Prendre un risque. Elle nagea alors, pas directement vers lui, mais en s’en rapprochant tout de même.

“Alors Leana, tu fais quoi comme études ? Enfin, si tu es toujours étudiante… tu fais quoi dans la vie quoi ?”

“Je suis étudiante, oui. J’attaque ma première année de master en Droit International.”

Elle fit un petit sourire dépité.

“L’ennui total. Mais bon. Il faut ce qu’il faut. Heureusement qu’il y a tout le reste autour, ici. Je me serais probablement arrêtée avant si je n’avais pas été sélectionnée par Ethiareal… Ce que je ne comprends toujours pas d’ailleurs. Comment tu t’es retrouvé ici, toi ?”

Parfait. Elle se rapprochait un peu, même si elle avait toujours un peu du mal à ne pas montrer sa méfiance qu’elle ne saurait ignorer, et elle avait réussi à non seulement répondre, mais enchaîner à nouveau sur une question pour nourrir la discussion. Il ne restait plus qu’à tenir la cadence maintenant.

Heureusement que cet Engjel était plutôt… compréhensif ?

Elle écouta le médecin avec attention. Elle ne se formalisa pas du petit côté conseiller d’orientation qu’il avait adopté. Elle comprenait. Et ça l’aidait à en être un peu plus sûre : il était gentil. D’une gentillesse qui frôlait l’innocence, en vérité. C’était un peu touchant, à s’en demander comment il avait pu vivre autant de temps sans perdre cette forme d’innocence. Non, le monde ne marchait pas comme ça. Elle aurait bien voulu, mais ce n’était pas le cas.

“Je vois… Ça n’apporte pas grande lumière sur pourquoi nous sommes sélectionnés… Enfin. J’ai pensé à laisser tomber le droit. Malheureusement, il est presque impossible, aujourd’hui, de vivre de la peinture, de l’écriture, ou de la musique, surtout si on veut rester intègre. J’envie ceux qui ont pu réussir, mais… Je ne crois pas en être capable. Et je sais que je manque de confiance en moi, mais là ce n’est pas juste ça… Avec le droit, au moins, je suis à peu près sûre de pouvoir trouver un emploi. Probablement un emploi qui va me déprimer au quotidien, mais un emploi qui me permettra de mettre assez de côté pour avoir, ensuite, le temps de m’adonner à mes passions sans devoir me soucier du fait que mes passions ne sont pas… rentables. Dieu que je déteste ce mot. C’est l’expression même de tout ce qui me fait horreur dans notre société… et de ce à quoi je dois tout de même me plier. Comme le disait Georges Habitbol : Monde de merde.”

Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas cessé de parler depuis un bon moment. Ce devait être étrange pour Engjel. Elle qui, jusqu’à maintenant, avait été non seulement distante mais aussi méfiante, expliquait ses réflexions personnelles quant à son propre avenir, quant à sa vision du monde, quant à ses propres limites. Elle espérait seulement qu’il n’avait pas changé d’avis au sujet d’un éventuel ennui. Elle l’observa pour tenter de deviner ses pensées, ce qu’elle eut peine à faire. Peut-être allait-il expliciter ces dernières cependant. Après tout, il disait ne pas donner dans la langue de bois et être clair si on le dérangeait.

Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il n’était pas un capitaliste convaincu dont la simple mention d’une rentabilité mise sous un sens péjoratif pousserait à se sentir attaqué personnellement...

“Après, ce monde n'est peut-être pas comme on le voudrait mais c'est impossible qu'en une génération il devienne parfait, ou ne sois parfait, au final, déjà car elle serait difficile à atteindre mais bien différentes pour de nombreuses personnes. Je me contente juste de faire en sorte que pour les personnes qui me côtoient, ça soit mieux.”

Leana ne décrocha pas son attention. Ce long petit monologue, qui faisait écho au sien, lui paraissait d’un coup moins naïf. Ce n’était pas de la naïveté, mais un espoir pour le futur. Probablement sa façon à lui de supporter ce monde dans lequel il vivait. Elle sourit. Nettement et clairement, sans la moindre fausseté, sans un soupçon d’hypocrisie. C’était de ça qu’elle manquait le plus. D’espoir. Elle enviait cette homme qui, en ayant eu une plus longue vie, n’avait pourtant pas perdu d’espoir.

Elle, elle n’en était plus capable. Elle ne s’en sentait plus capable. Elle ne savait plus vraiment pourquoi. Une chose était sûre, la longue cicatrice sur son bras avait quelque chose à y voir. Le poids de la culpabilité ? La solitude de ses années d’école, de la primaire à la fin du lycée ? Les multiples expériences qu’elle n’arrivaient pas à voir autrement que comme des échecs sans fins dont elle n’arrivait pas à tirer de leçons convaincantes ? Probablement un peu de tout ça.

Pourtant, elle souriait. Parce que cet espoir qu’elle n’avait pas, elle le sentait un peu au travers de lui.

“Tu as de la chance…” déclara-t-elle finalement. “J’aimerais bien être capable d’associer ton réalisme à ton optimisme…”

Elle n’y fit pas attention de suite, mais alors qu’elle disait ça, un léger, très léger halo lumineux enveloppa Engjel d’une douce aura bleuté. Sans même s’en rendre compte, elle transformait cette personne qu’elle voyait plus ou moins comme une incarnation d’un espoir perdu en symbole religieux… L’inconscient de l’artiste ? Probablement quelque chose comme ça. Quoi qu’il en soit, elle le distinguait bien mieux ainsi, l’obscurité ne le masquant plus, ce qui aidait encore plus à la rassurer.

Plus combative ? Sous l’eau, son poing se serra un peu sous l’effet de la frustration en même temps que le léger halo disparaissait. Il ne pensait très certainement pas à mal. Il ne pouvait pas se rendre compte. Il ne savait pas. En avait-il besoin ? Ce n’était pas certain. Mais cette simple phrase l’avait ramené au rang d’humain. Pourtant, au fond, elle savait qu’il avait, en quelque sorte, raison. Seulement… Enfin. Ils n’avaient effectivement sûrement pas vécu les mêmes choses.

Elle resta immobile, les yeux fermés pendant un instant, alors qu’Engjel se dirigeait vers le bord.

“Mais je vais y aller. Il se fait tard, je cours demain matin, m'occuper des élèves ensuite… Tu sais où me trouver si tu veux me revoir ! Premier bureau en rentrant, y'a mon nom sur la porte. N'oublie pas de frapper.”

Elle hocha la tête.

“J’y penserai. Je… Je n’oublierai pas.”

Ses pas s’éloignèrent, et Leana prit une profonde inspiration. Il n’avait pas remarqué, n’est-ce pas ? Non. Probablement pas. Il le valait mieux… Ça ne devait pas se savoir. Elle rouvrit les yeux et regarda autour d’elle. Ça devrait aller… Elle nagea vers la rive à son tour, chercha à taton sa serviette, s’essuya rapidement, trouva ses vêtements et marcha à grands pas vers chez elle.

“Je ne dois plus faire ça… C’est trop dangereux…” se répétait-elle, encore et encore, jusqu’à arriver devant sa maison, où elle sentit la pression retomber. Elle secoua la tête. “Tu t’en fais trop… Lui n’en aurait pas profité, pas vrai ?”

C’est ce qu’elle voulait croire. Cet homme étrange, intéressant… Elle voulait qu’il se montre digne de confiance… Et digne de l’admiration qu’elle lui portait malgré elle.